L’Égypte construit une ville pour 6 millions d’habitants, alors qu’en Indonésie, Nusantara vise 1,9 million de résidents d’ici 2045 pour désengorger Jakarta et rééquilibrer le pays. Entre ambitions géopolitiques, modernité urbaine et défis sociaux, qui sont les vrais bénéficiaires de ces villes du futur ?
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NOTA BENE | Rédigé par Alexis Rontchevsky et édité par Thomas Veldkamp
Alexis Rontchesvky est étudiant à l’ESSEC et à l’université de Manheim. Il travaille actuellement au Caire et a précédemment travaillé à Singapour et pour la communauté d’agglomération du Cotentin.
Thomas Veldkamp est juriste de formation. Il travaille pour une ONG internationale depuis Amsterdam. Il a travaillé dans le secteur humanitaire en République centrafricaine et pour des cabinets d’avocats internationaux à Paris et New York.
Il y a un an, l'Indonésie célébrait sa fête de l’indépendance dans sa future capitale : Nusantara. Il était initialement prévu qu’elle devienne officiellement le siège du pouvoir à cette date, mais les travaux piétinent. Difficultés de financement et de construction, et manque de volonté politique du nouveau président indonésien, Prabowo Subianto, empêchent le déménagement de la capitale indonésienne.
Les projets de déplacement de capitales se multiplient ces dernières années, rappelant les exemples de New Delhi, Brasilia ou Astana au XXe siècle. Plus récemment, du Caire à Jakarta, ces nouvelles cités doivent répondre à la surpopulation et à la congestion urbaine, mais soulèvent aussi de nombreuses interrogations.
Les villes nouvelles sont un phénomène global, mais les déplacements de capitales appartiennent surtout aux pays en développement. Ils répondent à des dynamiques économiques, sociales et géographiques :
Une urbanisation accélérée, souvent informelle, entraînant une multiplication des quartiers d’habitats précaires : +1,1 milliard d’habitants dans des logements informels ou bidonvilles dans le monde en 2022, selon l’ONU.
Une démographie galopante : +1,9 milliard d’urbains d’ici 2050, selon l’ONU.
Des infrastructures saturées : +39% des urbains n’ont pas accès à des transports urbains adéquats, selon l’ONU.
Des mégalopoles telles que Le Caire, Lagos ou Jakarta symbolisent ces tensions urbaines : pollution, congestion, habitat informel, vulnérabilité climatique. Construire à partir de zéro est présenté comme une solution radicale pour désengorger et moderniser. Les résultats sont pourtant contrastés.
Leçons des précédentes capitales
Dès les années 1930, l’édification de nouvelles capitales répond à une double logique : urbanistique (désengorger, rééquilibrer) et politique (contrôler, symboliser). Dans L’Oeil de l’État, James C. Scott décrit ces projets comme l’expression du “high modernism” : un urbanisme géométrique, conçu pour rendre la société lisible et contrôlable, plus que pour répondre aux besoins quotidiens.
Brasília (1960), construite en trois ans au prix de 10 % du PIB brésilien, visait à rééquilibrer le territoire en déplaçant la capitale vers l’intérieur. Icône moderniste conçue par Lúcio Costa et Oscar Niemeyer, elle s’est vite confrontée à ses contradictions sociales, avec l’apparition de favelas et un engorgement automobile, renforçant des dynamiques ségrégationnistes.
Astana (1997), la “Brasilia des steppes”, devait marquer la rupture du Kazakhstan avec son passé soviétique. Mais son architecture spectaculaire (tour Bayterek, palais présidentiel Ak Orda) contraste avec les logements inaccessibles (le mètre carré représente 4 fois le salaire moyen) et des campagnes qui demeurent appauvries.
Ces exemples montrent combien la dimension symbolique a souvent primé sur l’efficacité urbaine.
Aujourd’hui, l’Égypte et l’Indonésie poursuivent cette logique à grande échelle, avec des projets dont la viabilité interroge.
À 50 km à l’est du Caire, l’Égypte construit depuis 2015 une capitale censée accueillir 6 millions d’habitants.
Évalué à 60 Mds USD, le projet affiche des records symboliques : plus haute tour d’Afrique, plus grande mosquée du continent, cathédrale monumentale, complexe militaire surnommé “l’Octagon”, parc désertique deux fois plus vaste que Central Park, etc.
Abdel Fattah al-Sissi s’y présente en bâtisseur de la “nouvelle République”. Mais les logements, autour de 80 000 USD, restent inaccessibles pour la majorité et l’endettement grève l’économie.
Jakarta, avec 30 millions d’habitants dans son aire métropolitaine, et menacée par la montée des eaux, est l’une des villes les plus congestionnées du monde.
Pour désengorger et rééquilibrer le pays, le président Joko Widodo a lancé en 2019 la construction de Nusantara, sur l’île de Bornéo.
Présentée comme une capitale verte et neutçre en carbone à l’horizon 2045, elle devrait accueillir 1,9 million de personnes. Mais le coût (30 Mds USD), les retards et le manque de financements privés fragilisent le projet. Les ONG dénoncent un écoblanchiment, tandis que nombre de fonctionnaires rechignent à s’y installer.
Ces projets pharaoniques représentent des investissements colossaux, détournant bien souvent des ressources qui pourraient être investies dans des infrastructures de santé, d’éducation ou de transport. Ils comportent aussi un risque d’inachèvement : des quartiers flambant neufs, mais vides, faute d’adhésion des populations.
Derrière la promesse d’un urbanisme rationnel et durable, l’émergence de nouvelles capitales apparaît ainsi comme un instrument de mise en scène du pouvoir qui peine à répondre aux défis quotidiens des mégapoles.