La Commission européenne veut réformer ses lignes directrices sur le contrôle concentrations pour permettre (entre autres) l’émergence de champions européens et encourager l'innovation tout en préservant la concurrence et les consommateurs. On vous explique les tenants et aboutissants de ce sujet crucial.
Bonjour à tous ! Footnotes, c’est votre compagnon de route pour éclairer un monde complexe. Une newsletter faite pour les professionnels pressés et les citoyens curieux qui veulent être briefés comme un ministre ou un PDG.
Augustin Bourleaud est rédacteur en chef de What’s up EU et spécialiste de droit de la concurrence.
Parmi les 50 entreprises tech à la capitalisation boursière la plus élevée, seules quatre sont européennes : SAP (Allemagne), ASML (Pays-Bas), Schneider Electric (France) et Spotify (Suède).
La tech n’est qu’un exemple parmi d’autres : dans de nombreux secteurs stratégiques, l’Europe manque d’entreprises capables de rivaliser avec les géants américains et chinois.
Face à ce constat, la politique européenne de concurrence fait l’objet de critiques. Au sein de l’UE, c’est en effet à la Commission européenne de donner (ou non) sa bénédiction aux plus grandes opérations de concentration (M&A), y compris celles qui pourraient potentiellement mener à l’émergence de champions européens.
Traditionnellement, l’objectif du contrôle des concentrations a été d’empêcher les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur et de protéger les consommateurs d’augmentations de prix — pas d’être un outil de politique industrielle.
La situation économique a changé :
L’écart de PIB entre les Etats-Unis et l’UE a doublé en vingt ans, passant de 15% au début des années 2000 à 30% aujourd’hui, selon les chiffres du rapport Draghi.
La Chine subventionne massivement ses entreprises.
Les interdictions de projets de concentration par la Commission, bien que rares, ont conduit certains gouvernements, comme la France et l’Allemagne — notamment suite à l’interdiction d’acquisition d’Alstom par Siemens — à demander une application moins stricte des règles de concurrence.
Pour son deuxième mandat à la tête de la Commission européenne, Ursula von der Leyen semble plus ouverte à ce que de nouveaux objectifs soient pris en compte. Elle a appelé Teresa Ribeira, l’actuelle commissaire à la concurrence, à faire en sorte que la politique de concurrence — y compris le contrôle des concentration — “soutienne les entreprises qui se développent sur les marchés mondiaux”.
S’il n’est pas question d’amender le règlement européen sur le contrôle des concentrations — on craint que cela n’ouvre une boîte de pandore — la Commission s’est engagée à revoir ses lignes directrices en matière de contrôle des concentrations.
Les lignes directices sont de la “soft law”. Rédigées par la Commission, elles indiquent la manière dont les projets de concentration sont analysés, c’est-à-dire les critères pris en compte afin de peser le ‘pour’ et le ‘contre’ d’une concentration.
La Commission a donc une obligation légale de les respecter.
Cependant, si une décision de la Commission fait l’objet d’un appel, la Cour de justice de l’UE n’est en aucun cas contrainte par ces lignes directrices.
La Commission ne peut donc pas adopter des lignes directrices totalement en décalage avec la jurisprudence de la Cour. Pour autant, elle peut orienter la méthodologie utilisée pour analyser les concentrations.
Ces lignes directrices n’ont pas été révisées depuis 2004 pour ce qui est des concentrations horizontales — c’est-à-dire entre concurrents — et 2008 pour ce qui est des concentrations non-horizontales — c’est-à-dire entre entreprises situées à différents niveaux de la chaîne de valeur. Ces dernières sont généralement considérées comme moins dangereuses pour la concurrence, car source de gains d’efficacité.
Première étape du processus de révision de ces lignes directrices, la Commission européenne a lancé une consultation pour recueillir l’avis de professionnels du milieu.
Les concentrations rendent-elles les entreprises plus compétitives ?
Une concurrence saine incite les entreprises à être plus innovantes et performantes. Empiriquement, cette relation est solide et reconnue par les autorités de concurrence à travers le monde. Il ne s’agit pas de remettre cela en cause.
Pour autant, un niveau excessif de concurrence pourrait limiter les rentes liées à l'innovation et, dans certains cas précis, décourager la R&D.
Dans le milieu de la tech, où l’innovation et les économies d’échelle sont cruciales pour acquérir des parts de marché, la taille des entreprises apparait particulièrement importante.
Parmi les pistes évoquées, Mario Draghi appelle à ce que les bénéfices de fusions-acquisitions liés à l’innovation soient mieux pris en compte par la Commission.
Cela concerne les cas où “mettre en commun les ressources afin de couvrir des coûts fixes élevés et atteindre la taille requise pour être compétitif au niveau mondial” est nécessaire.
La Commission devrait donc éviter une analyse excessivement basée sur les effets négatifs sur les prix afin de prendre en compte les effets positifs sur l’innovation, qui peuvent — eux aussi — bénéficier aux consommateurs.
Adopter des définitions de marché géographiques plus larges pourrait être une autre piste.
En effet, la Commission analyse les effets pro/anti-compétitifs sur un marché géographique donné. Plus ce marché géographique est défini largement, moins il y a de chances de trouver des effets anticoncurrentiels.
En révisant ses lignes directrices sur la définition de marché en 2024, la Commission a déjà fait un pas dans cette direction.
Quoiqu’il en soit, le contrôle des concentrations n’est qu’un levier parmi d’autres — le niveau des aides d’état, les prix de l’énergie, la charge administrative des entreprises, les politiques en matières de recherche… l’UE n’aura ses champions que si elle joue sur plusieurs tableaux.
Le droit de la concurrence restera avant tout un moyen d’éviter les distorsions sur le marché intérieur, de garantir que les entreprises sont sur un pied d’égalité, et que les consommateurs ne sont pas lésés.